Le lycée Guynemer

Les nuits en ce début du XVIIème ne sont pas que calmes, le soir ne s’avance pas toujours comme un chat, ce sont parfois cavalcades de chevaux, arrivées des troupes à qui il faut ouvrir sa porte, pour qui il faut partager le pain et les lits, c’est que les auberges sont pleines et ne reste que ta demeure, ton pain, ton hospitalité et ta patience, à l’aube ce sera pareil, tu devras dresser la table, offrir de quoi donner les forces nécessaires à la journée que voilà, et puis tu ouvriras ta porte regarderas s’éloigner les soldats vers leur destin de poudre et de feu, cela fait un vide dans ta maison, cela fait un creux dans ton cœur, c’est que tu te demandes si Julien tombera, si Adrien reverra sa maison, si tous deux reverront la nuit s’avancer telle un chat.

L’aiguille du XVIIIème se place au milieu du siècle, un homme s’approche de l’ancien cimetière Saint-Julien, dans sa main droite une pioche, dans sa main gauche un papier sur lequel est dessiné une caserne dessinée par Rollin l’architecte qui a déjà décidé d’inscrire le mot Cazerne en lettres dorées sur fond de marbre noir qui trônera au-dessus de la porte d’entrée, pour l’heure l’homme pose la première pierre, se penche sur elle, y entend déjà le hennissement des chevaux harnachés, les cliquetis des mousquetons des fusils, le rire trop haut des hommes qui demain prendront les armes ; bonne pierre que cette pierre, juste pierre que cette première pierre qui telle une graine fera pousser la caserne et ses 800 soldats.

Cazerne cela s’écrit avec un Z, oui, oui, on le répète, c’est avec un Z que s’écrit cazerne, on écoute les mots et on les écrits comme on les entend, c’est facile, c’est une évidente évidence, on entend zerne et on écrit zerne, le monde des écrits ressemble au monde sonore, pourquoi faire autrement ? pourquoi aller chercher midi à quatorze heures voire même à vin-et-une heures ? pourquoi faire finalement contre la nature des oreilles, contre la nature qui entre par les oreilles ? ce serait faire comme faire du n’importe quoi, les mots ne colleraient plus à la réalité, les mots deviendraient des choses à part, de petites choses artificielles collées à dame nature et qui ne lui ressembleraient pas, et qui ne s’assembleraient pas à elle.

Le monde tourne et avec lui l’histoire qui est sur le monde, passent les saisons et les années, la révolution est là qui fait de la caserne une prison où cela parle russe et autrichien, tourne toujours le monde et l’histoire, passent encore les saisons et les années, reviennent les soldats, parfois ils tombent la veste, aident à la cueillette des fruits, font les moissons, ramassent les feuilles des mûriers qu’ils donnent à manger aux vers à soie, et tourne encore le monde et l’histoire collée à ses baskets, l’aiguille du monde se pose sur le 72 du XVIIIème et la caserne est vidée, ne sont plus les matins où elle s’éveille en ronchonnant au son du clairon, elle devient la demeure du vent et des herbes cependant que le monde continue sa ronde.

Force bistrots étaient face à la cazerne, c’est que le soldat d’infanterie aime les bistrots, c’est que le soldat d’infanterie aime à s’y asseoir, c’est que le soldat n’aime pas trop le silence et même le redoute, c’est qu’à l’intérieur du silence il y a l’homme qui est à l’intérieur du soldat et que le soldat préfère de loin fréquenter de loin l’homme qui est en lui, aussi brouhaha de l’estaminet, boucan du zinc afin de demeurer le plus loin possible de la rencontre, c’est que la rencontre de l’homme et du soldat l’inquiète et parfois même lui fait peur et parfois même pourrait l’empêcher de s’endormir, c’est pourquoi aussi les pichets de vin un à un jusqu’à plus soif, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre place pour l’insomnie.

Charles Gide, pas André mais le tonton Charles, pas Les Nourritures terrestres, pas La Porte étroite, Les Vaves du Vatican, Les Faux-monnayeurs mais tonton Gide et son histoire de vrai monnayeur dans son programme de coopération économique : associer capital et travail, faire du travailleur le propriétaire du fruit de son travail en trois étapes, petit un grouper entre elles les sociétés, fonder de grands magasins de gros et opérer des achats sur une grande échelle, petit deux utiliser les capitaux rassemblés pour produire tout ce qui est nécessaire aux besoins des sociétés, petit trois acquérir des domaines agricoles, produire le vin, le blé, le bétail, les fruits, cqff ce qu’il fallait faire.

Le monde ne s’est pas levé un matin de bon matin en ayant la forme du monde qui est notre monde, non et non, certain que la première graine de la première capucine ou de la première rose ont appris la patience nécessaire, les gestes indispensables afin que naisse la première capucine, qu’apparaisse la première rose, long, lent apprentissage, ainsi des élèves du lycée face au fer, devant le bois, la pierre, les fils, les tissus, long, lent apprentissage du bout des gestes afin que se forme la forme voulue, qu’apparaissent la volute, le visage, la couleur, l’arrondi du velours, la courbe du calcaire, l’arête du fer, c’est que le geste doit être tout en savoir-faire, tout en pensées et souvenirs, c’est que le geste est la graine qui a tout en elle.

Georges Guynemer rime avec Georges dans les airs et voilà la première des guerres mondiales et le voilà dans l’escadrille des cigognes, le voilà à bord d’un Morane-Saulnier, d’un Nieuport, d’un Spad XII et pas encore d’un Spad XIII, et c’est Georges dans les airs, Georges dans le bourdonnement de ses avions peints en jaune, Georges parmi les abeilles que sont les balles adverses, Georges sept fois abattu, sept fois se relevant, cinquante-quatre fois mettant l’adversaire à terre, Georges souriant, Georges mettant son casque de cuir, Georges s’éloignant des hangars, montant dans le Spad XIII, c’est le 11 septembre 17 et les jours sont encore longs alors que sa vie est maintenant toute courte, toute toute très très courte.

Doucement le temps passe parfois, parfois durement, sans que peu de pitié soit dans les parages et des arméniens fuient leur pays, fuient non pas leur pays mais le génocide qui renverse et tue leur pays, en voici quelques-uns ici, maintenant les femmes tissent des tapis dans la caserne vide, à l’inverse de la rudesse du monde il y a de la douceur dans leurs gestes, ainsi le monde n’a-t-il pas toujours raison, ainsi n’entraîne-t-il pas toujours dans son ravage de violence, ainsi ses femmes devant leur ouvrage, ainsi aussi lorsque le jour se lève et ramène le monde devant leur porte, monde qui s’éclaire doucement derrière la fenêtre, s’avance sur le sol, gagne la table où elles ont posé le lait et le pain.

La terre est une secrète, la terre est une cachotière, patiemment et en s’amusant elle dissimule ici et là ce qu’elle porte, c’est que la terre est joueuse et pratique une manière de colin-maillard où l’homme cherche à tâtons ce qu’elle cache en elle, c’est aussi que la terre ne donne qu’à ceux qui le méritent, qu’à ceux qui ont en eux la curiosité et le désir, ainsi ici elle s’était amusée à dérober divers vestiges attestant la grandeur d’Uzès dans l’Antiquité, là une grande demeure romaine ornée d’une mosaïque et de fresques du premier siècle avant Jésus Christ, ici d’autres constructions, des sépultures, ailleurs un cimetière et des bâtiments religieux du VIIIème et IXème, ailleurs allez savoir quoi, il faut la creuser en la caressant pour savoir.

La lueur ne vient pas, la main demeure timide et suspendue au-dessus de la feuille, Jean de Racine est en panne j’aurais beau évoquer les Muses : elles sont trop loin pour m’entendre ; elles sont toujours occupées auprès de vous Messieurs de Paris, l’heure est longue et lente devant le bureau, la journée est un vide, les soucis sont les ennemis de l’inspiration quand bien même le ciel est toujours clair tant que dure son cours et nous avons des nuits plus belles que vos jours, quand bien même aussi vous saurez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amours médiocres, toutes les passions y sont démesurées, mais la lueur ne vient pas, l’encre ne coule que pour des lettres et non pour les vers de Britannicus, Phèdre ou Andromaque, Bérénice.

Le vent n’est pas forcément notre contemporain, il lui arrive de nous rapporter de vieilles rumeurs, des souvenirs portés par des sons, aujourd’hui partout en ville au XVIIème on entend la respiration des moulins à blé, des moulins à huile, des moulins à foulon, partout aussi on entend le crépitement de huit cents feux et les pas de six mille habitants, on entend encore (mais il faut tendre une oreille plus fine) pousser les olives, le raisin, les céréales, à l’équinoxe d’automne, à la Saint-Firmin, se tient la foire et durant quatorze jours cela sent partout la serge, l’amazone, drap de serge fine, le casimir, tissu assez léger de lainage peigné, la foule est grosse, le ciel est bleu, on vient de partout, il y a même de l’accent italien et de l’accent espagnol dans les airs.

Certaines villes rappellent certaines villes comme certaines chansons rappellent certaines chansons, mais quelques parfums évoquent une ville, quelques ombres particulières invoquent une place, quelques lumières dessinent des arcades, le grain d’un son amène une ruelle, et puis certains lieux rappellent des baisers, certains se souviennent de nous, certains nous ont oublié, et puis certains lieux nous habitent, nous invitent à la vitesse ou à la lenteur, brisent nos chaînes de quotidien nous laissent simplement vivre, rêver, nous donnent le repos et la paix, sont des lieux qui nous font ainsi naître au monde, nous mettent au centre de nous là où est le blé de nos idées, l’eau de nos pensées, l’air de nos élans vers nous-mêmes.

Le soleil monte les escaliers du ciel, la lumière s’allonge, se transforme prend de nouvelles formes devient presque la tête d’un homme parfois la silhouette d’un animal quelque peu étrange, et cela avance, traverse les distances, monte le mur, gagne les fenêtres, sous ses pas tout se réchauffe et s’éclaire et renaît, c’est que la lumière cajole les souvenirs un peu endormis dans l’ombre, quelque peu engourdis par le froid, c’est qu’elle leur prend la main et les mène sur le devant de la scène, mais quelqu’un a muré cette porte du Moyen-Age et la lumière butte, ne peut plus passer, ne fera pas son œuvre de souvenance, derrière la frontière, les souvenirs demeurent en leur prison, le temps garde son boulet d’obscurité.

Et l’eau que l’on trouve ici fait un début de ville, et les évêques font la ville sur le modèle de Dieu et sur l’idée de monter encore plus haut afin de lui donner la main, et les seigneurs font la ville penchés sur la peur des lances et des boulets de canon, et les marchands font la ville dont l’ombre portée à la forme d’un bœuf, d’une enclume, d’un métier à tisser, parfois on porte en terre le hennissement des chevaux de guerre et la ville respire plus doucement, une autre fois on n’est plus ligoté dans les vieilles peurs des épidémie et la ville respire plus amplement, encore une autre fois on se raconte que la laine c’est aussi vieux et désuet que les dolmens et la ville se met les doigts dans la soie et partout on entend des froufrous froufrous.

Certitude du monde qui sait que toujours il va vers l’aube, mais pas nous, c’est qu’il sait que fermant ses yeux la nuit sans cesse l’éblouissement les ouvrira à nouveau, c’est que nous savons qu’un jour la faux, c’est qu’il sait que de son dépouillement d’hiver naîtra l’ornement du printemps, c’est que nous savons que nos morts jamais ne reviennent jamais, et le monde, certitude et impertinence ? certitude et indifférence ? certitude et lassitude ? puisque n’est-il pas le grand condamné à vivre ? ceci sans doute vite pensé et dit puisque nous voyons de la pierre rongée, des murs tomber, puisque nous savons que la maison à besoin de l’appui de la main de l’homme afin de garder l’équilibre et de ne pas flancher.

Le rêve de la roche d’ici n’était pas n’importe quel rêve, il était net et déterminé, était de devenir des pierres dont le rêve était de devenir des maisons, aussi une à une sont-elles montées des profondeurs, se sont-elles détachées du noir, se sont-elles hissées des caves sous les maisons pour devenir murs et escaliers et arcades, encadrement de portes et de fenêtres, cloisons contre les pluies, les soleils et les vents, c’est que la roche d’ici avait un crayon à l’oreille, un burin dans une main, dans l’autre un marteau, c’est que la roche d’ici avait depuis toujours en elle des parfums de soupes et des chants d’oiseaux, c’est qu’elle possédait depuis la nuit des temps l’écho de la parole des hommes et celui des rires des enfants.

Laisser un commentaire