La place aux herbes

Les lieux sont tels l’orange à Noël, c’est essayer d’attraper en l’air, puis étendre, ouvrir, découvrir, c’est faire tourner à l’envers les engrenages de la pendule, c’est dérouler du temps en volutes, en hampes, en crosses et torsades, les lieux sont multiples comme la métaphore, sont des visions d’époques qui se superposent et sur la page quelques mots, quelques lignes comme autant d’hameçon pour tenter d’attraper quelque chose, les lieux le mieux c’est d’y faire la planche, se laisser aller à l’onde du temps, infiniment s’étendre, se détendre les mémoires, jouir du flux, du reflux du passé, avoir comme oreiller la mémoire des siècles, en totale symbiose avec les mouvements des mondes passés.

Quant aux pierres elles demeurent muettes, qu’on les caresse, les flatte ou les chatouille elles n’émettent pas un mot, pareillement si on tente de les torturer au marteau ou au fer rouge de l’insulte, elles restent motus et bouche cousue, jamais elles ne parleront du quaternaire, du fer des glaces, du feu des laves, jamais elles ne tiendront discours de leur croissance dans le ventre de la terre, jamais elles ne piperont mot de leur extraction, de leur taillage, de leur mise en place sur le mur, jamais elles ne raconteront ce qu’elles ont vu et entendu, elles ne diront rien du petit homme devenu grand, rien du marchand de quatre saisons, de son basilic et de ses tomates, non, les pierres sont des mots coriaces qui se taisent.

Certains hommes élus parmi les hommes, juste quelques-uns donc, s‘ils ne savent pas faire parler les pierres, savent aller chercher en elles ce qu’elles cachent depuis la nuit des temps, c’est que toutes les pierres ont en elle le cadeau d’un visage d’enfant ou d’adulte, de chien ou de saint, oui, qu’on ne se trompe pas, le tailleur n’invente rien, ne crée rien, juste il enlève ce qui est en trop, dégage ce qui cache et empêche de voir le sourire ou la main, le drap ou les cheveux, le pied ou la robe, c’est ainsi, la sculpture n’est ni dans la tête ni au bout des mains de l’homme mais bel et très bien au cœur de la pierre qui patiente et attend l’homme élu parmi les hommes et ses gestes afin de se livrer aux regards et aux mains des passants.

Ce ne sont ni des tuyaux, ni des rigoles ni un système de pompes hydrauliques qui acheminent l’eau de la fontaine jusque dans la fontaine, c’est une chanson et rien d’autre qu’une chanson douce qui fait cela, a ce pouvoir-là, possède cette magique capacité, rien d’autre qu’une chanson douce a cette disposition de faire passer l’eau de l’ombre à la lumière, du silence à son clapotement dans la fontaine, et qu’on y pense un peu, s’il en est ainsi pour l’eau de la fontaine il en est ainsi pour bon gros nombre de choses en ce bas monde notre monde, qu’on en prenne conscience et de la graine, ainsi abandonnerons-nous régulièrement nos velléités et nos caprices et nos manches relevées et pousserons-nous quelques douces chansons.

Jean Racine s’est-il assis sur la place aux herbes afin d’écrire une de ses lettres ? Moyse Charas l’apothicaire a-t-il traversé la place aux herbes en pensant à sa Pharmacopée royale galénique et chimique ? les étudiants uzétiens des universités d’Orange et de Montpellier se sont-ils assis place aux herbes afin de parler de leurs doctrines nouvelles alors que le XVIème siècle s’étirait longuement, la famille de Cruzol et l’évêque Jean de Saint-Gelais se sont-ils croisés ici pour parler de la Réforme qu’ils soutenaient ? les deux frères Jacques et Galliot de Crussol se sont-ils arrêtés ici pour évoquer leur place à la tête de l’armée huguenote ? y-a-t-il un arrière arrière arrière petit enfant pigeon qui pourrait témoigner de cela ?

Et finalement comment le poème peut-il rendre les pierres avec des mots et les couleurs avec des lettres ? ou mesurer les silences en virgules ou en points ? comment le poème peut-il faire surgir un relief sur lequel est passé et repassé le doigt du temps ? comment peut-il traduire la sérénité alors que le printemps étend en large et en travers ses membres, comment le poème peut-il dire les manières de soupirs qui sortent des fenêtres et qui devant chaque porte brille comme une lanterne de promesses, comment peut-il conter la lumière qui gagne la place comme sur la pointe des pieds ou comme un battement de cils, peut-il chanter que l’oranger a parfumé de beauté, que la fontaine a apaisé ta peur ou ta fatigue ?

Fut un temps qui maintenant s’en est allé où le diplodocus habitait ici, fut un temps aussi où les glaces s’entrechoquaient en criant un alphabet que nous ne comprenons pas, a sans doute aussi été un temps où un ange écrivait ici, penché sur sa feuille, ailes repliées, tout absorbé par les mots qu’il alignait, il n’y a que peu de temps des bêtes à cornes et d’autres bêtes à laine venaient ici le samedi, elles avaient le corps ici mais avaient laissé leur cœur dans les prés, en ce même temps les forgeront étaient là, de leurs marteaux ils tapaient sur la tête de la réalité afin qu’elle ressemble à leurs souhaits, étaient aussi là les poissons immobiles comme tout, c’est qu’ils avaient terminé leur danse et que leur œil vide ne voyait plus quoi faire d’autre.

Il y a tous les jours la lumière qui revient et qui redessine les détails effacés par l’obscurité, il y a tous les jours la mémoire qui nous revient et rapporte ce que le temps a effacé, et voici ici la porte de la barrière et ses gardes et de part et d’autre les remparts parce que l’époque est sombre et que la peur est toujours là, c’est que les épidémies sont grandes et virulentes, c’est que la peste est leste, alors les remparts pour stopper la peur et ses tremblements, alors l’hôpital et le cimetière en dehors des remparts afin d’éviter, afin d’échapper, un jour, beaucoup plus tard, l’époque s’est éclaircie et on rase les remparts, c’est qu’on a besoin de d’avantage respirer plus large afin de nourrir les rêves qui sont venus à la place de la peur.

Des hommes, femmes et enfants ont marché ici, le temps a refermé le son de leurs pas, le timbre de leurs voix et ne demeure qu’un bruit sourd du passé, le soleil qui était accroché à leurs bâtons s’est détaché et vogue dans le ciel, ils avaient des bâtons pour la marche et pour la crainte, c’est que la rue des grottes était toute sans soleil, toute sombre d’arceaux et qu’on pouvait y perdre sa bourse pour un oui ou pour un non, puis l’équation qui bien mène les hommes et le monde que font les hommes à l’aide de leur esprit et de leurs mains a supprimé les arceaux, a aligné les maisons, a renommé la pas très bien lotie en rue du quatre septembre et le soleil qui ne demandait pas mieux est revenu éclairer la troisième république.

L’orgueil, ah là là l’orgueil, ah là là voilà l’orgueil, voici l’opinion très très avantageux, le plus souvent exagéré, mais ce n’est nullement notre cas, qu’on a de notre valeur personnellement personnelle, et voilà que pour bien montrer notre puissance au quidam on se fait construire des tours belvédères d’où l’on peut facilement serrer la pince à Dieu en personne ou souffler sur les étoiles afin qu’elles luisent plus fort à notre gloire, tour d’où l’on voir aussi le quidam ramené à sa hauteur de petite fourmi, cela pour les jours où nous sommes de ce monde et pour les jours où nous n’y serons plus on se fait construire des caveaux en voulez-vous en voilà encore, c’est que l’orgueil a la peau dure, c’est qu’il est impérissable, c’est qu’il est immortel.

Sur l’épaule de la place niche l’oiseau du temps debout face au soleil, face au vent, sous la lune, dans le froid, la canicule, sous les oiseaux qui migrent, sous ceux qui tournoient puis viennent s’asseoir, et l’oiseau du temps demeure là à veiller à ce que les temps modernes n’approchent pas avec leurs pétarades, leurs vites vitesses, veille à ce que l’eau ne ronge plus la pierre, à ce que le mur ne se lézarde plus, à ce que la maison ne s’éboule plus et tue ceux qui y dormaient, et c’est l’oiseau du temps, nul autre que lui qui a empêché que l’on rase les maisons et les remplace par des barres béton et compagnie, certain l’appellent André Malraux mais nous savons bien qu’il se nomme l’oiseau du temps debout face au soleil, face aux vents mauvais.

Oui, oui, les murs ont des oreilles, ils entendent rire et gémir, assurer ou douter et ne disent rien, on peut tout leur confier, ils demeurent muets, aux murs nous accrochons fugitivement notre ombre qui avance ou danse ou s’immobilise, et aussi les murs inventent et ouvrent des fenêtres et la lumière sera pour toi, la lumière, le soleil et le platane et les rumeurs de la place et les bourdonnements de l’abeille, et les fenêtres ouvrent les fenêtres en toi où tu reçois les cadeaux de l’extérieur, et les fenêtres à quatre meneaux de pierre s’allègent et s’agrandissent et il y a plus de lumière pour toi, plus de soleil en toi, et de plus grandes fenêtres s’ouvrent en toi et tes pensées en profitent pour grandir et se fortifier.

Si on veut bien connaître quelque chose du monde c’est qu’on y a bien regardé comme en soi-même et tu sais ainsi que le monde et toi êtes du pareil au même, n’ignore pas que la maison a parfois envie de se mettre sur la pointe des pieds et que c’est pour cela qu’on lui ajoute un étage supplémentaire, n’ignore pas que le lieu a le simple désir d’une chanson et que c’est ainsi que lui arrive une fontaine, tu sais aussi que les poumons de l’air se sentent parfois à l’étroit et que c’est pour cette raison qu’on supprime les maisons sur la place du village, tu sais encore que pour soutenir l’homme en été il lui faut l’ombre et que c’est ainsi que sont arrivés les platanes qui arrêtent l’été aiguisé et stoppe l’incendie de la lumière.

La place est une ribambelle, une démultiplication de vies, a des propensions à ne pas s’arrêter en chemin, à des dispositions à se transformer, muer, rebat les cartes pour une nouvelle donne, d’autres formes et emplois, lasse du pilori et de l’homme humilié publiquement elle s’ébroue, se secoue, envoie tout valdinguer et ce sont les poids du roi qui ont maintenant sa faveur, un autre jour elle se souvient de la belle et pimpante antiquité et voilà que les maisons ont des pilastres surmontés de volutes et de feuilles d’acanthe, voici que les maisons ont des frises, des masques, des armoiries, des rinceaux de végétaux, la place est une ribambelle, une démultiplication de désirs qui lui donnent des ailes qui lui offrent des visages.

Il suffit parfois de juste écouter les mots en fermant les yeux et la beauté vient : portail plein cintre, claveaux traités en bossages énormes, fronton arrondi avec pots de fleurs aux extrémités, heurtoir en boucle de gibecière, frontons triangulaires à denticules, pilastres corinthiens, frontons maniéristes, volutes fleuries, masques, figures géométriques, frise à rinceaux, corniche à modillons, arceaux plein cintre, chaînages à refends retombant sur des culots plats à l’écoinçon des arcs, porte cochère avec léger décor à rocaille, portique porte cochère surmontée d’un lamier en anse de panier, plein cintre à neuf claveaux, archivolte reposant sur deux petits chapiteaux, heurtoir sur le tympan, frise classique soutenue par un profil d’homme.

Les archives disent tout, elles sont les grandes rapporteuses, les indiscrètes, les pipelettes, le haut débit du commérage, et les voilà qui sans se faire prier le moins du monde racontent les ballottes, les boules de cire, ces messieurs se réunissent, ôtent leurs chapeaux, leur cœur bat un peu plus fort qu’à l’ordinaire, c’est qu’il y a du suspens dans l’air, chacun a sa ballotte à casser, les deux qui auront la lettre E à l’intérieur de la petite boule de cire seront consuls, à eux de s’occuper de la vie des remparts, à eux la gestion de la Place aux Herbes, le contrôle des poids et mesures et maintenant la place est sous la paume d’une main équitable et adieu rapines et arnaques, fraudes et je me fiche bien de toi, le poids du roi est là qui s’occupe de toi.

Parfois l’air se resserre, se rétrécit, éteint une à une ses lampes, c’est le soir qui vient, on découvre encore le ciel sur chaque tache des feuillages, parfois quand cessent les balayeuses enfin les oiseaux, parfois la place dans le courant d’air du vent et sa flamme qui bouge, parfois les questions qui se posaient dans les ruelles s’étalent à qui-mieux-mieux sur la place et nous laissent plus tranquille, parfois les maisons jouent à Christo, s’emballent sous de blancs voiles et nous disent qu’ils nous faut réapprendre la patience afin d’attendre leurs nouveaux visages, visage lifté et sans doute tout blanc de ne plus avoir vu le soleil, visage qui dira moi le temps je ne connais pas, de quoi me parlez-vous là ?

Quand le bourgeois grandit ce n’est pas vers le haut qu’il le fait mais en épaisseur, ainsi un jour son ventre touche-t-il d’abord la théière puis les meubles puis les murs du salon, l’heure est grave, cela lui pèse sur l’estomac et sur les pensées qui beaucoup d’entre-elles lui viennent de l’estomac, cela lui fait une manière de vague à l’âme, comme une brume sur le bras de mer de son esprit, il a beau se reculer dans son fauteuil, rien n’y fait les murs le compressent, le pressent à trouver une solution, eurêka la voilà, poussons les murs vers la place, dessous formons des arcades, mon estomac en sera délivré et cela fera dessous des espaces couverts où il fera bon se promener, eurêka, le monde a besoin de moi pour être parfait.

Arrive un moment, il nous faut bien le voir, enfin bien le voir et le savoir, que maintenant jamais la place, quoique ce soit de la place, quelque soit le détail de la place ne s’avance ni ne se conçoit en esprit de conquête ou d’orgueil ou de gloire, non, la place ne connaît désormais que des moments qui sont plus hauts que la conquête, l’orgueil, la gloire, ne commet que des moments qui sont plus beaux que la conquête, l’orgueil, la gloire, c’est qu’elle connaît que toujours il faut revenir à la nuit pour que se refasse la lumière que toujours il faut faire l’hiver pour pouvoir le dépasser, c’est que plus sage et d’avantage en paix elle sait être simplement contente d’un peu de bleu qui lui met un peu de doré sur les joues.

Ficelé à cordes et à courroies sur le pilori, le condamné était là, et l’on rêve qu’il n’a pas été battu, pas été torturé, même à vrai dire pas bousculé, pas de fouet, pas de paroles comme du fer chauffé à blanc, on rêve qu’ils sont venus là où il était, qu’ils étaient plusieurs, qu’ils avaient en tête de quoi lui porter à boire et à manger, qu’ils portaient en eux des mots qui parlaient de recours, on rêve qu’ainsi il a pu boire et manger et parler, qu’ainsi il a été détaché et qu’il a marché entre eux en leur touchant l’épaule, puis les a dépassé pour retourner dans sa maison, arrivé sur le perron il s’est retourné a regardé l’air, juste l’air, se disant que quelque chose a changé, que le temps vient de tourner une page, une grande page.

Les temps du monde passent comme une flamme qui illumine et noircit simultanément, comme une pierre qui reste, comme un ronchonnement qui laisse des cicatrices, passent les temps du monde tels les oiseaux qui viennent et repartent sans rien avoir bougé, tel un cri qui ne trouve pas le bon moment et cela ne change rien, passent les temps du monde comme un ennui qui laisse la rue tomber, comme une infamie et la fenêtre se ferme, tel une sève supplémentaire qui donne des forces et des formes à la pierre, comme un quolibet qui fait reculer la porte, passent les temps du monde comme une ronde qui laisse des idées hautes comme des girafes, habiles comme le ouistiti, passent toujours les temps du monde.

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