Le lycée Guynemer

Les nuits en ce début du XVIIème ne sont pas que calmes, le soir ne s’avance pas toujours comme un chat, ce sont parfois cavalcades de chevaux, arrivées des troupes à qui il faut ouvrir sa porte, pour qui il faut partager le pain et les lits, c’est que les auberges sont pleines et ne reste que ta demeure, ton pain, ton hospitalité et ta patience, à l’aube ce sera pareil, tu devras dresser la table, offrir de quoi donner les forces nécessaires à la journée que voilà, et puis tu ouvriras ta porte regarderas s’éloigner les soldats vers leur destin de poudre et de feu, cela fait un vide dans ta maison, cela fait un creux dans ton cœur, c’est que tu te demandes si Julien tombera, si Adrien reverra sa maison, si tous deux reverront la nuit s’avancer telle un chat.

L’aiguille du XVIIIème se place au milieu du siècle, un homme s’approche de l’ancien cimetière Saint-Julien, dans sa main droite une pioche, dans sa main gauche un papier sur lequel est dessiné une caserne dessinée par Rollin l’architecte qui a déjà décidé d’inscrire le mot Cazerne en lettres dorées sur fond de marbre noir qui trônera au-dessus de la porte d’entrée, pour l’heure l’homme pose la première pierre, se penche sur elle, y entend déjà le hennissement des chevaux harnachés, les cliquetis des mousquetons des fusils, le rire trop haut des hommes qui demain prendront les armes ; bonne pierre que cette pierre, juste pierre que cette première pierre qui telle une graine fera pousser la caserne et ses 800 soldats.

Cazerne cela s’écrit avec un Z, oui, oui, on le répète, c’est avec un Z que s’écrit cazerne, on écoute les mots et on les écrits comme on les entend, c’est facile, c’est une évidente évidence, on entend zerne et on écrit zerne, le monde des écrits ressemble au monde sonore, pourquoi faire autrement ? pourquoi aller chercher midi à quatorze heures voire même à vin-et-une heures ? pourquoi faire finalement contre la nature des oreilles, contre la nature qui entre par les oreilles ? ce serait faire comme faire du n’importe quoi, les mots ne colleraient plus à la réalité, les mots deviendraient des choses à part, de petites choses artificielles collées à dame nature et qui ne lui ressembleraient pas, et qui ne s’assembleraient pas à elle.

Le monde tourne et avec lui l’histoire qui est sur le monde, passent les saisons et les années, la révolution est là qui fait de la caserne une prison où cela parle russe et autrichien, tourne toujours le monde et l’histoire, passent encore les saisons et les années, reviennent les soldats, parfois ils tombent la veste, aident à la cueillette des fruits, font les moissons, ramassent les feuilles des mûriers qu’ils donnent à manger aux vers à soie, et tourne encore le monde et l’histoire collée à ses baskets, l’aiguille du monde se pose sur le 72 du XVIIIème et la caserne est vidée, ne sont plus les matins où elle s’éveille en ronchonnant au son du clairon, elle devient la demeure du vent et des herbes cependant que le monde continue sa ronde.

Force bistrots étaient face à la cazerne, c’est que le soldat d’infanterie aime les bistrots, c’est que le soldat d’infanterie aime à s’y asseoir, c’est que le soldat n’aime pas trop le silence et même le redoute, c’est qu’à l’intérieur du silence il y a l’homme qui est à l’intérieur du soldat et que le soldat préfère de loin fréquenter de loin l’homme qui est en lui, aussi brouhaha de l’estaminet, boucan du zinc afin de demeurer le plus loin possible de la rencontre, c’est que la rencontre de l’homme et du soldat l’inquiète et parfois même lui fait peur et parfois même pourrait l’empêcher de s’endormir, c’est pourquoi aussi les pichets de vin un à un jusqu’à plus soif, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre place pour l’insomnie.

Charles Gide, pas André mais le tonton Charles, pas Les Nourritures terrestres, pas La Porte étroite, Les Vaves du Vatican, Les Faux-monnayeurs mais tonton Gide et son histoire de vrai monnayeur dans son programme de coopération économique : associer capital et travail, faire du travailleur le propriétaire du fruit de son travail en trois étapes, petit un grouper entre elles les sociétés, fonder de grands magasins de gros et opérer des achats sur une grande échelle, petit deux utiliser les capitaux rassemblés pour produire tout ce qui est nécessaire aux besoins des sociétés, petit trois acquérir des domaines agricoles, produire le vin, le blé, le bétail, les fruits, cqff ce qu’il fallait faire.

Le monde ne s’est pas levé un matin de bon matin en ayant la forme du monde qui est notre monde, non et non, certain que la première graine de la première capucine ou de la première rose ont appris la patience nécessaire, les gestes indispensables afin que naisse la première capucine, qu’apparaisse la première rose, long, lent apprentissage, ainsi des élèves du lycée face au fer, devant le bois, la pierre, les fils, les tissus, long, lent apprentissage du bout des gestes afin que se forme la forme voulue, qu’apparaissent la volute, le visage, la couleur, l’arrondi du velours, la courbe du calcaire, l’arête du fer, c’est que le geste doit être tout en savoir-faire, tout en pensées et souvenirs, c’est que le geste est la graine qui a tout en elle.

Georges Guynemer rime avec Georges dans les airs et voilà la première des guerres mondiales et le voilà dans l’escadrille des cigognes, le voilà à bord d’un Morane-Saulnier, d’un Nieuport, d’un Spad XII et pas encore d’un Spad XIII, et c’est Georges dans les airs, Georges dans le bourdonnement de ses avions peints en jaune, Georges parmi les abeilles que sont les balles adverses, Georges sept fois abattu, sept fois se relevant, cinquante-quatre fois mettant l’adversaire à terre, Georges souriant, Georges mettant son casque de cuir, Georges s’éloignant des hangars, montant dans le Spad XIII, c’est le 11 septembre 17 et les jours sont encore longs alors que sa vie est maintenant toute courte, toute toute très très courte.

Doucement le temps passe parfois, parfois durement, sans que peu de pitié soit dans les parages et des arméniens fuient leur pays, fuient non pas leur pays mais le génocide qui renverse et tue leur pays, en voici quelques-uns ici, maintenant les femmes tissent des tapis dans la caserne vide, à l’inverse de la rudesse du monde il y a de la douceur dans leurs gestes, ainsi le monde n’a-t-il pas toujours raison, ainsi n’entraîne-t-il pas toujours dans son ravage de violence, ainsi ses femmes devant leur ouvrage, ainsi aussi lorsque le jour se lève et ramène le monde devant leur porte, monde qui s’éclaire doucement derrière la fenêtre, s’avance sur le sol, gagne la table où elles ont posé le lait et le pain.

La terre est une secrète, la terre est une cachotière, patiemment et en s’amusant elle dissimule ici et là ce qu’elle porte, c’est que la terre est joueuse et pratique une manière de colin-maillard où l’homme cherche à tâtons ce qu’elle cache en elle, c’est aussi que la terre ne donne qu’à ceux qui le méritent, qu’à ceux qui ont en eux la curiosité et le désir, ainsi ici elle s’était amusée à dérober divers vestiges attestant la grandeur d’Uzès dans l’Antiquité, là une grande demeure romaine ornée d’une mosaïque et de fresques du premier siècle avant Jésus Christ, ici d’autres constructions, des sépultures, ailleurs un cimetière et des bâtiments religieux du VIIIème et IXème, ailleurs allez savoir quoi, il faut la creuser en la caressant pour savoir.

La lueur ne vient pas, la main demeure timide et suspendue au-dessus de la feuille, Jean de Racine est en panne j’aurais beau évoquer les Muses : elles sont trop loin pour m’entendre ; elles sont toujours occupées auprès de vous Messieurs de Paris, l’heure est longue et lente devant le bureau, la journée est un vide, les soucis sont les ennemis de l’inspiration quand bien même le ciel est toujours clair tant que dure son cours et nous avons des nuits plus belles que vos jours, quand bien même aussi vous saurez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amours médiocres, toutes les passions y sont démesurées, mais la lueur ne vient pas, l’encre ne coule que pour des lettres et non pour les vers de Britannicus, Phèdre ou Andromaque, Bérénice.

Le vent n’est pas forcément notre contemporain, il lui arrive de nous rapporter de vieilles rumeurs, des souvenirs portés par des sons, aujourd’hui partout en ville au XVIIème on entend la respiration des moulins à blé, des moulins à huile, des moulins à foulon, partout aussi on entend le crépitement de huit cents feux et les pas de six mille habitants, on entend encore (mais il faut tendre une oreille plus fine) pousser les olives, le raisin, les céréales, à l’équinoxe d’automne, à la Saint-Firmin, se tient la foire et durant quatorze jours cela sent partout la serge, l’amazone, drap de serge fine, le casimir, tissu assez léger de lainage peigné, la foule est grosse, le ciel est bleu, on vient de partout, il y a même de l’accent italien et de l’accent espagnol dans les airs.

Certaines villes rappellent certaines villes comme certaines chansons rappellent certaines chansons, mais quelques parfums évoquent une ville, quelques ombres particulières invoquent une place, quelques lumières dessinent des arcades, le grain d’un son amène une ruelle, et puis certains lieux rappellent des baisers, certains se souviennent de nous, certains nous ont oublié, et puis certains lieux nous habitent, nous invitent à la vitesse ou à la lenteur, brisent nos chaînes de quotidien nous laissent simplement vivre, rêver, nous donnent le repos et la paix, sont des lieux qui nous font ainsi naître au monde, nous mettent au centre de nous là où est le blé de nos idées, l’eau de nos pensées, l’air de nos élans vers nous-mêmes.

Le soleil monte les escaliers du ciel, la lumière s’allonge, se transforme prend de nouvelles formes devient presque la tête d’un homme parfois la silhouette d’un animal quelque peu étrange, et cela avance, traverse les distances, monte le mur, gagne les fenêtres, sous ses pas tout se réchauffe et s’éclaire et renaît, c’est que la lumière cajole les souvenirs un peu endormis dans l’ombre, quelque peu engourdis par le froid, c’est qu’elle leur prend la main et les mène sur le devant de la scène, mais quelqu’un a muré cette porte du Moyen-Age et la lumière butte, ne peut plus passer, ne fera pas son œuvre de souvenance, derrière la frontière, les souvenirs demeurent en leur prison, le temps garde son boulet d’obscurité.

Et l’eau que l’on trouve ici fait un début de ville, et les évêques font la ville sur le modèle de Dieu et sur l’idée de monter encore plus haut afin de lui donner la main, et les seigneurs font la ville penchés sur la peur des lances et des boulets de canon, et les marchands font la ville dont l’ombre portée à la forme d’un bœuf, d’une enclume, d’un métier à tisser, parfois on porte en terre le hennissement des chevaux de guerre et la ville respire plus doucement, une autre fois on n’est plus ligoté dans les vieilles peurs des épidémie et la ville respire plus amplement, encore une autre fois on se raconte que la laine c’est aussi vieux et désuet que les dolmens et la ville se met les doigts dans la soie et partout on entend des froufrous froufrous.

Certitude du monde qui sait que toujours il va vers l’aube, mais pas nous, c’est qu’il sait que fermant ses yeux la nuit sans cesse l’éblouissement les ouvrira à nouveau, c’est que nous savons qu’un jour la faux, c’est qu’il sait que de son dépouillement d’hiver naîtra l’ornement du printemps, c’est que nous savons que nos morts jamais ne reviennent jamais, et le monde, certitude et impertinence ? certitude et indifférence ? certitude et lassitude ? puisque n’est-il pas le grand condamné à vivre ? ceci sans doute vite pensé et dit puisque nous voyons de la pierre rongée, des murs tomber, puisque nous savons que la maison à besoin de l’appui de la main de l’homme afin de garder l’équilibre et de ne pas flancher.

Le rêve de la roche d’ici n’était pas n’importe quel rêve, il était net et déterminé, était de devenir des pierres dont le rêve était de devenir des maisons, aussi une à une sont-elles montées des profondeurs, se sont-elles détachées du noir, se sont-elles hissées des caves sous les maisons pour devenir murs et escaliers et arcades, encadrement de portes et de fenêtres, cloisons contre les pluies, les soleils et les vents, c’est que la roche d’ici avait un crayon à l’oreille, un burin dans une main, dans l’autre un marteau, c’est que la roche d’ici avait depuis toujours en elle des parfums de soupes et des chants d’oiseaux, c’est qu’elle possédait depuis la nuit des temps l’écho de la parole des hommes et celui des rires des enfants.

La place aux herbes

Les lieux sont tels l’orange à Noël, c’est essayer d’attraper en l’air, puis étendre, ouvrir, découvrir, c’est faire tourner à l’envers les engrenages de la pendule, c’est dérouler du temps en volutes, en hampes, en crosses et torsades, les lieux sont multiples comme la métaphore, sont des visions d’époques qui se superposent et sur la page quelques mots, quelques lignes comme autant d’hameçon pour tenter d’attraper quelque chose, les lieux le mieux c’est d’y faire la planche, se laisser aller à l’onde du temps, infiniment s’étendre, se détendre les mémoires, jouir du flux, du reflux du passé, avoir comme oreiller la mémoire des siècles, en totale symbiose avec les mouvements des mondes passés.

Quant aux pierres elles demeurent muettes, qu’on les caresse, les flatte ou les chatouille elles n’émettent pas un mot, pareillement si on tente de les torturer au marteau ou au fer rouge de l’insulte, elles restent motus et bouche cousue, jamais elles ne parleront du quaternaire, du fer des glaces, du feu des laves, jamais elles ne tiendront discours de leur croissance dans le ventre de la terre, jamais elles ne piperont mot de leur extraction, de leur taillage, de leur mise en place sur le mur, jamais elles ne raconteront ce qu’elles ont vu et entendu, elles ne diront rien du petit homme devenu grand, rien du marchand de quatre saisons, de son basilic et de ses tomates, non, les pierres sont des mots coriaces qui se taisent.

Certains hommes élus parmi les hommes, juste quelques-uns donc, s‘ils ne savent pas faire parler les pierres, savent aller chercher en elles ce qu’elles cachent depuis la nuit des temps, c’est que toutes les pierres ont en elle le cadeau d’un visage d’enfant ou d’adulte, de chien ou de saint, oui, qu’on ne se trompe pas, le tailleur n’invente rien, ne crée rien, juste il enlève ce qui est en trop, dégage ce qui cache et empêche de voir le sourire ou la main, le drap ou les cheveux, le pied ou la robe, c’est ainsi, la sculpture n’est ni dans la tête ni au bout des mains de l’homme mais bel et très bien au cœur de la pierre qui patiente et attend l’homme élu parmi les hommes et ses gestes afin de se livrer aux regards et aux mains des passants.

Ce ne sont ni des tuyaux, ni des rigoles ni un système de pompes hydrauliques qui acheminent l’eau de la fontaine jusque dans la fontaine, c’est une chanson et rien d’autre qu’une chanson douce qui fait cela, a ce pouvoir-là, possède cette magique capacité, rien d’autre qu’une chanson douce a cette disposition de faire passer l’eau de l’ombre à la lumière, du silence à son clapotement dans la fontaine, et qu’on y pense un peu, s’il en est ainsi pour l’eau de la fontaine il en est ainsi pour bon gros nombre de choses en ce bas monde notre monde, qu’on en prenne conscience et de la graine, ainsi abandonnerons-nous régulièrement nos velléités et nos caprices et nos manches relevées et pousserons-nous quelques douces chansons.

Jean Racine s’est-il assis sur la place aux herbes afin d’écrire une de ses lettres ? Moyse Charas l’apothicaire a-t-il traversé la place aux herbes en pensant à sa Pharmacopée royale galénique et chimique ? les étudiants uzétiens des universités d’Orange et de Montpellier se sont-ils assis place aux herbes afin de parler de leurs doctrines nouvelles alors que le XVIème siècle s’étirait longuement, la famille de Cruzol et l’évêque Jean de Saint-Gelais se sont-ils croisés ici pour parler de la Réforme qu’ils soutenaient ? les deux frères Jacques et Galliot de Crussol se sont-ils arrêtés ici pour évoquer leur place à la tête de l’armée huguenote ? y-a-t-il un arrière arrière arrière petit enfant pigeon qui pourrait témoigner de cela ?

Et finalement comment le poème peut-il rendre les pierres avec des mots et les couleurs avec des lettres ? ou mesurer les silences en virgules ou en points ? comment le poème peut-il faire surgir un relief sur lequel est passé et repassé le doigt du temps ? comment peut-il traduire la sérénité alors que le printemps étend en large et en travers ses membres, comment le poème peut-il dire les manières de soupirs qui sortent des fenêtres et qui devant chaque porte brille comme une lanterne de promesses, comment peut-il conter la lumière qui gagne la place comme sur la pointe des pieds ou comme un battement de cils, peut-il chanter que l’oranger a parfumé de beauté, que la fontaine a apaisé ta peur ou ta fatigue ?

Fut un temps qui maintenant s’en est allé où le diplodocus habitait ici, fut un temps aussi où les glaces s’entrechoquaient en criant un alphabet que nous ne comprenons pas, a sans doute aussi été un temps où un ange écrivait ici, penché sur sa feuille, ailes repliées, tout absorbé par les mots qu’il alignait, il n’y a que peu de temps des bêtes à cornes et d’autres bêtes à laine venaient ici le samedi, elles avaient le corps ici mais avaient laissé leur cœur dans les prés, en ce même temps les forgeront étaient là, de leurs marteaux ils tapaient sur la tête de la réalité afin qu’elle ressemble à leurs souhaits, étaient aussi là les poissons immobiles comme tout, c’est qu’ils avaient terminé leur danse et que leur œil vide ne voyait plus quoi faire d’autre.

Il y a tous les jours la lumière qui revient et qui redessine les détails effacés par l’obscurité, il y a tous les jours la mémoire qui nous revient et rapporte ce que le temps a effacé, et voici ici la porte de la barrière et ses gardes et de part et d’autre les remparts parce que l’époque est sombre et que la peur est toujours là, c’est que les épidémies sont grandes et virulentes, c’est que la peste est leste, alors les remparts pour stopper la peur et ses tremblements, alors l’hôpital et le cimetière en dehors des remparts afin d’éviter, afin d’échapper, un jour, beaucoup plus tard, l’époque s’est éclaircie et on rase les remparts, c’est qu’on a besoin de d’avantage respirer plus large afin de nourrir les rêves qui sont venus à la place de la peur.

Des hommes, femmes et enfants ont marché ici, le temps a refermé le son de leurs pas, le timbre de leurs voix et ne demeure qu’un bruit sourd du passé, le soleil qui était accroché à leurs bâtons s’est détaché et vogue dans le ciel, ils avaient des bâtons pour la marche et pour la crainte, c’est que la rue des grottes était toute sans soleil, toute sombre d’arceaux et qu’on pouvait y perdre sa bourse pour un oui ou pour un non, puis l’équation qui bien mène les hommes et le monde que font les hommes à l’aide de leur esprit et de leurs mains a supprimé les arceaux, a aligné les maisons, a renommé la pas très bien lotie en rue du quatre septembre et le soleil qui ne demandait pas mieux est revenu éclairer la troisième république.

L’orgueil, ah là là l’orgueil, ah là là voilà l’orgueil, voici l’opinion très très avantageux, le plus souvent exagéré, mais ce n’est nullement notre cas, qu’on a de notre valeur personnellement personnelle, et voilà que pour bien montrer notre puissance au quidam on se fait construire des tours belvédères d’où l’on peut facilement serrer la pince à Dieu en personne ou souffler sur les étoiles afin qu’elles luisent plus fort à notre gloire, tour d’où l’on voir aussi le quidam ramené à sa hauteur de petite fourmi, cela pour les jours où nous sommes de ce monde et pour les jours où nous n’y serons plus on se fait construire des caveaux en voulez-vous en voilà encore, c’est que l’orgueil a la peau dure, c’est qu’il est impérissable, c’est qu’il est immortel.

Sur l’épaule de la place niche l’oiseau du temps debout face au soleil, face au vent, sous la lune, dans le froid, la canicule, sous les oiseaux qui migrent, sous ceux qui tournoient puis viennent s’asseoir, et l’oiseau du temps demeure là à veiller à ce que les temps modernes n’approchent pas avec leurs pétarades, leurs vites vitesses, veille à ce que l’eau ne ronge plus la pierre, à ce que le mur ne se lézarde plus, à ce que la maison ne s’éboule plus et tue ceux qui y dormaient, et c’est l’oiseau du temps, nul autre que lui qui a empêché que l’on rase les maisons et les remplace par des barres béton et compagnie, certain l’appellent André Malraux mais nous savons bien qu’il se nomme l’oiseau du temps debout face au soleil, face aux vents mauvais.

Oui, oui, les murs ont des oreilles, ils entendent rire et gémir, assurer ou douter et ne disent rien, on peut tout leur confier, ils demeurent muets, aux murs nous accrochons fugitivement notre ombre qui avance ou danse ou s’immobilise, et aussi les murs inventent et ouvrent des fenêtres et la lumière sera pour toi, la lumière, le soleil et le platane et les rumeurs de la place et les bourdonnements de l’abeille, et les fenêtres ouvrent les fenêtres en toi où tu reçois les cadeaux de l’extérieur, et les fenêtres à quatre meneaux de pierre s’allègent et s’agrandissent et il y a plus de lumière pour toi, plus de soleil en toi, et de plus grandes fenêtres s’ouvrent en toi et tes pensées en profitent pour grandir et se fortifier.

Si on veut bien connaître quelque chose du monde c’est qu’on y a bien regardé comme en soi-même et tu sais ainsi que le monde et toi êtes du pareil au même, n’ignore pas que la maison a parfois envie de se mettre sur la pointe des pieds et que c’est pour cela qu’on lui ajoute un étage supplémentaire, n’ignore pas que le lieu a le simple désir d’une chanson et que c’est ainsi que lui arrive une fontaine, tu sais aussi que les poumons de l’air se sentent parfois à l’étroit et que c’est pour cette raison qu’on supprime les maisons sur la place du village, tu sais encore que pour soutenir l’homme en été il lui faut l’ombre et que c’est ainsi que sont arrivés les platanes qui arrêtent l’été aiguisé et stoppe l’incendie de la lumière.

La place est une ribambelle, une démultiplication de vies, a des propensions à ne pas s’arrêter en chemin, à des dispositions à se transformer, muer, rebat les cartes pour une nouvelle donne, d’autres formes et emplois, lasse du pilori et de l’homme humilié publiquement elle s’ébroue, se secoue, envoie tout valdinguer et ce sont les poids du roi qui ont maintenant sa faveur, un autre jour elle se souvient de la belle et pimpante antiquité et voilà que les maisons ont des pilastres surmontés de volutes et de feuilles d’acanthe, voici que les maisons ont des frises, des masques, des armoiries, des rinceaux de végétaux, la place est une ribambelle, une démultiplication de désirs qui lui donnent des ailes qui lui offrent des visages.

Il suffit parfois de juste écouter les mots en fermant les yeux et la beauté vient : portail plein cintre, claveaux traités en bossages énormes, fronton arrondi avec pots de fleurs aux extrémités, heurtoir en boucle de gibecière, frontons triangulaires à denticules, pilastres corinthiens, frontons maniéristes, volutes fleuries, masques, figures géométriques, frise à rinceaux, corniche à modillons, arceaux plein cintre, chaînages à refends retombant sur des culots plats à l’écoinçon des arcs, porte cochère avec léger décor à rocaille, portique porte cochère surmontée d’un lamier en anse de panier, plein cintre à neuf claveaux, archivolte reposant sur deux petits chapiteaux, heurtoir sur le tympan, frise classique soutenue par un profil d’homme.

Les archives disent tout, elles sont les grandes rapporteuses, les indiscrètes, les pipelettes, le haut débit du commérage, et les voilà qui sans se faire prier le moins du monde racontent les ballottes, les boules de cire, ces messieurs se réunissent, ôtent leurs chapeaux, leur cœur bat un peu plus fort qu’à l’ordinaire, c’est qu’il y a du suspens dans l’air, chacun a sa ballotte à casser, les deux qui auront la lettre E à l’intérieur de la petite boule de cire seront consuls, à eux de s’occuper de la vie des remparts, à eux la gestion de la Place aux Herbes, le contrôle des poids et mesures et maintenant la place est sous la paume d’une main équitable et adieu rapines et arnaques, fraudes et je me fiche bien de toi, le poids du roi est là qui s’occupe de toi.

Parfois l’air se resserre, se rétrécit, éteint une à une ses lampes, c’est le soir qui vient, on découvre encore le ciel sur chaque tache des feuillages, parfois quand cessent les balayeuses enfin les oiseaux, parfois la place dans le courant d’air du vent et sa flamme qui bouge, parfois les questions qui se posaient dans les ruelles s’étalent à qui-mieux-mieux sur la place et nous laissent plus tranquille, parfois les maisons jouent à Christo, s’emballent sous de blancs voiles et nous disent qu’ils nous faut réapprendre la patience afin d’attendre leurs nouveaux visages, visage lifté et sans doute tout blanc de ne plus avoir vu le soleil, visage qui dira moi le temps je ne connais pas, de quoi me parlez-vous là ?

Quand le bourgeois grandit ce n’est pas vers le haut qu’il le fait mais en épaisseur, ainsi un jour son ventre touche-t-il d’abord la théière puis les meubles puis les murs du salon, l’heure est grave, cela lui pèse sur l’estomac et sur les pensées qui beaucoup d’entre-elles lui viennent de l’estomac, cela lui fait une manière de vague à l’âme, comme une brume sur le bras de mer de son esprit, il a beau se reculer dans son fauteuil, rien n’y fait les murs le compressent, le pressent à trouver une solution, eurêka la voilà, poussons les murs vers la place, dessous formons des arcades, mon estomac en sera délivré et cela fera dessous des espaces couverts où il fera bon se promener, eurêka, le monde a besoin de moi pour être parfait.

Arrive un moment, il nous faut bien le voir, enfin bien le voir et le savoir, que maintenant jamais la place, quoique ce soit de la place, quelque soit le détail de la place ne s’avance ni ne se conçoit en esprit de conquête ou d’orgueil ou de gloire, non, la place ne connaît désormais que des moments qui sont plus hauts que la conquête, l’orgueil, la gloire, ne commet que des moments qui sont plus beaux que la conquête, l’orgueil, la gloire, c’est qu’elle connaît que toujours il faut revenir à la nuit pour que se refasse la lumière que toujours il faut faire l’hiver pour pouvoir le dépasser, c’est que plus sage et d’avantage en paix elle sait être simplement contente d’un peu de bleu qui lui met un peu de doré sur les joues.

Ficelé à cordes et à courroies sur le pilori, le condamné était là, et l’on rêve qu’il n’a pas été battu, pas été torturé, même à vrai dire pas bousculé, pas de fouet, pas de paroles comme du fer chauffé à blanc, on rêve qu’ils sont venus là où il était, qu’ils étaient plusieurs, qu’ils avaient en tête de quoi lui porter à boire et à manger, qu’ils portaient en eux des mots qui parlaient de recours, on rêve qu’ainsi il a pu boire et manger et parler, qu’ainsi il a été détaché et qu’il a marché entre eux en leur touchant l’épaule, puis les a dépassé pour retourner dans sa maison, arrivé sur le perron il s’est retourné a regardé l’air, juste l’air, se disant que quelque chose a changé, que le temps vient de tourner une page, une grande page.

Les temps du monde passent comme une flamme qui illumine et noircit simultanément, comme une pierre qui reste, comme un ronchonnement qui laisse des cicatrices, passent les temps du monde tels les oiseaux qui viennent et repartent sans rien avoir bougé, tel un cri qui ne trouve pas le bon moment et cela ne change rien, passent les temps du monde comme un ennui qui laisse la rue tomber, comme une infamie et la fenêtre se ferme, tel une sève supplémentaire qui donne des forces et des formes à la pierre, comme un quolibet qui fait reculer la porte, passent les temps du monde comme une ronde qui laisse des idées hautes comme des girafes, habiles comme le ouistiti, passent toujours les temps du monde.